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Nom de naissance María Eva DuarteNationalité ArgentineNaissance 7 mai 1919Mort 26 juillet 1952 (à 33 ans) à Buenos Aires (
Argentine)
María Eva Duarte de Perón (Junín ou Los Toldos, Province de Buenos Aires, le 7 mai 1919 – Buenos Aires, le 26 juillet 1952), mieux connue sous le nom d’Eva Perón ou d’Evita, est une actrice et femme politique argentine. Elle épousa en 1945 le colonel Juan Domingo Perón, un an avant l’accession de celui-ci à la présidence de la république argentine.
D’origine modeste, elle s’en alla à l’âge de quinze ans s’établir à Buenos Aires, où elle s’initia au métier de comédienne et acquit un certain renom au théâtre, à la radio et au cinéma. En 1943, elle fut l’un des fondateurs de l’Asociación Radial Argentina (ARA, syndicat des travailleurs de la radiodiffusion), dont elle fut élue présidente l’année d’après. En 1944, lors d’une représentation donnée au bénéfice des victimes du tremblement de terre de San Juan de janvier 1944, elle fit la rencontre de Juan Perón, alors secrétaire d’État du gouvernement de facto issu du coup d’État de 1943, et l’épousa en octobre de l’année suivante. Elle eut ensuite une part active dans la campagne électorale de son mari en 1946, étant même la première femme argentine à jouer un tel rôle.
Elle œuvra en faveur du droit de vote pour les femmes et en obtint l’adoption juridique en 1947. Cette égalité politique entre hommes et femmes réalisée, elle lutta ensuite pour l’égalité juridique des conjoints et pour la patria potestas partagée (c'est-à-dire l’égalité en droit matrimonial), ce qui fut mis en œuvre par l’article 39 de la constitution de 1949. En 1949 encore, elle fonda le Parti péroniste féminin, qu'elle devait présider jusqu'à sa mort. Elle déploya une ample activité sociale, au travers notamment de la Fondation Eva Perón, qui visait à soulager les descamisados (les sans-chemise), c'est-à-dire les plus démunis de la société. La Fondation fit ainsi construire des hôpitaux, des asiles et des écoles, favorisait le tourisme social en créant des colonies de vacances, diffusait la pratique du sport parmi tous les enfants par l'organisation de championnats accueillant la population tout entière, accordait des bourses d’études et des aides au logement et s’efforçait d’améliorer le statut de la femme sur différents plans.
Elle joua un rôle actif dans les luttes pour les droits sociaux et pour les droits des travailleurs et fit office de passerelle directe entre le président Perón et le monde syndical. En 1951, en vue des premières élections présidentielles au suffrage universel, le mouvement ouvrier proposa qu’Evita, comme l'appelait la population, posât sa candidature à la vice-présidence ; cependant, elle dut y renoncer le 31 août, date connue depuis comme Jour du renoncement, en raison de sa santé déclinante, mais aussi sous la pression des oppositions internes dans la société argentine, ou encore au sein du péronisme lui-même, devant l’éventualité qu’une femme appuyée par le syndicalisme pût se hisser à la vice-présidence.
Elle décéda le 26 juillet 1952 des suites d’un cancer fulminant du col utérin, à l’âge de 33 ans. Il lui fut alors rendu un hommage, tant officiel ‒ sa dépouille fut veillée dans l’édifice du Congrès ‒ que populaire, d’une ampleur sans précédent en Argentine. Son corps fut embaumé et déposé au siège de la centrale syndicale CGT. À l’avènement de la dictature civico-militaire dite Révolution libératrice en 1955, son cadavre fut enlevé, séquestré et profané, puis dissimulé durant seize ans.
Elle écrivit deux ouvrages, La razón de mi vida (la Raison de ma vie) en 1951 et Mi mensaje (Mon message) publié en 1952 et fut plusieurs fois honorée officiellement, notamment par le titre de Jefa Espiritual de la Nación, par la distinction de Mujer del Bicentenario (Femme du bicentenaire de l’Argentine), par la Gran Cruz de Honor de la Croix rouge argentine, par la Distinción del Reconocimiento de Primera Categoría de la CGT, par la Gran Medalla a la Lealtad Peronista en Grado Extraordinario et par le Collier de l’Ordre du Libérateur Général San Martín, la plus haute distinction argentine. Son destin a inspiré nombre d’œuvres cinématographiques, musicales, théâtrales et littéraires. Cristina Alvarez Rodriguez, petite-nièce d’Evita, affirme qu’Eva Perón n’a jamais quitté la conscience collective des Argentins, et Cristina Fernández de Kirchner, première femme à être élue présidente de la République argentine, déclara que les femmes de sa génération restaient fortement tributaires d’Evita par « son exemple de passion et de combattivité ». Biographie
Naissance
Selon l’acte de naissance n 728 de l’état civil de Junín (province de Buenos Aires) naquit en cette ville, le 7 mai 1922, une fille du nom de María Eva Duarte. Cependant, les chercheurs sont unanimes à considérer que cet acte est un faux fabriqué sur les instances d’Eva Perón elle-même en 1945, lorsqu’elle se trouvait à Junín pour y contracter mariage avec Juan Domingo Perón, alors encore colonel.
En 1970, les chercheurs Borroni et Vaca ayant établi que l’acte de naissance d’Evita avait été falsifié, il devint nécessaire de déterminer ses véritables date et lieu de naissance. À cet égard, le document le plus important était l’acte de baptême d’Eva, consigné dans le feuillet 495 du registre de baptême du vicariat de Nuestra Señora del Pilar, de 1919, indiquant que le baptême fut accompli le 21 novembre 1919.
L’on admet aujourd’hui de manière quasi unanime qu’Evita naquit en réalité le 7 mai 1919, soit trois ans avant la date signalée par l’état civil, avec le nom d’Eva María Ibarguren. Quant au lieu de naissance, certains historiens ont erronément écrit qu’Evita vit le jour dans la petite agglomération de Los Toldos, cette erreur s’expliquant par le fait que peu d’années après la naissance d’Eva la famille alla s’installer dans ce village, dans une maison sise Calle Francia (actuelle Calle Eva Perón) et aménagée entre-temps en musée, le Museo Municipal Solar Natal de María Eva Duarte de Perón.
Concernant le lieu de naissance, deux thèses ont été retenues par les historiens :
Naissance sur le domaine La Unión situé en face des toldos (toldo = grande tente d’Indiens) de Coliqueo.
Quelques historiens soutiennent qu’Eva Perón naquit dans le domaine agricole La Unión, sur le territoire de Los Toldos, exactement en face du campement (toldería) de Coliqueo, lequel campement fut à l’origine de ce foyer de peuplement, dans la zone connue pour cette raison sous le nom de La Tribu. L’endroit se situe à une vingtaine de km du village de Los Toldos et à 60 km au sud de la ville de Junín. Le domaine était la propriété de Juan Duarte et hébergeait la famille d’Eva au moins depuis 1908 et jusqu’à 1926. Les historiens Borroni et Vacca, à l’origine de cette hypothèse, arguèrent que la sage-femme mapuche Juana Rawson de Guayquil assista la mère d’Eva lors de l’accouchement, comme elle l’avait pareillement fait avec ses autres enfants.
Naissance dans la ville de Junín.
Cette hypothèse est défendue par d’autres historiens, sur la foi de différents témoignages. Selon eux, Evita naquit à Junín, après que sa mère dut, en raison de problèmes liés à sa grossesse, déménager vers la ville de Junín pour y recevoir de meilleurs soins. À l’époque de la naissance d’Evita, il était d’usage que les femmes qui se trouvaient dans l’aire d’influence de Junín et éprouvaient des problèmes lors de leur grossesse se déplacent vers cette ville en vue d’une meilleure prise en charge médicale, et il en est encore souvent de même à l’heure actuelle. Selon cette hypothèse, soutenue principalement par les historiens de Junín Roberto Dimarco et Héctor Daniel Vargas, et par les témoins qu’ils citent, Eva serait née dans un logement sis au n 82 de l’actuelle rue Calle Remedios Escalada de San Martín (pour lors nommée Calle José C. Paz), et une obstétricienne universitaire du nom de Rosa Stuani aurait aidé à l’accouchement. Peu après, la famille se serait installée dans un logement situé au n 70 de la Calle Lebensohn (appelée à l’origine Calle San Martín), jusqu’à ce que la mère se fût entièrement rétablie.
La famille
Eva était la fille de Juan Duarte et de Juana Ibarguren, et était inscrite à l’état civil sous le nom d’Eva María Ibarguren (état civil modifié, comme indiqué ci-haut, avant son mariage avec Juan Perón, par substitution de Duarte à son patronyme et par inversion de l’ordre de ses deux prénoms).
Juan Duarte (1858 ‒ 1926), surnommé el Vasco (le Basque) dans le voisinage, était un propriétaire agricole et une importante personnalité politique du parti conservateur de Chivilcoy, ville proche de Los Toldos. Certains chercheurs considèrent qu’il était descendant d’immigrants français se nommant D'Huarte, Uhart ou Douart. Dans la première décennie du XXe siècle, Juan Duarte fut l’un de ceux qui bénéficièrent des manœuvres frauduleuses que commença à exécuter le gouvernement à l’effet de spolier de ses terres de Los Toldos la communauté mapuche de Coliqueo, et à la faveur desquelles il s’appropria le domaine où naquit Eva.
Juana Ibarguren (1894 ‒ 1971) était la fille de l’ouvrière agricole créole Petrona Núñez et du roulier Joaquín Ibarguren. Apparemment, elle entretenait peu de rapports avec le village, distant de 20 km, raison pour laquelle l’on sait peu d’elle, hormis que par la proximité de son domicile avec la toldería de Coliqueo elle avait d’étroits contacts avec la communauté mapuche de Los Toldos, à telle enseigne qu’elle fut assistée lors de l’accouchement de chacun de ses enfants par une sage-femme indienne du nom de Juana Rawson de Guayquil.
Juan Duarte, le père d’Eva, entretenait deux familles, une légitime à Chivilcoy avec son épouse légale Adela D´Huart (‒ 1919) et ses six enfants : Adelina, Catalina, Pedro, Magdalena, Eloísa et Susana ; et une autre illégitime, à Los Toldos, avec Juana Ibarguren. Il s’agissait, dans les campagnes d’avant les années 1940, d’une coutume généralisée chez les hommes de la classe supérieure, et qui se maintient encore dans certaines zones rurales en Argentine. Le couple eut ensemble cinq enfants :
Blanca (1908 ‒ 2005) ;
Elisa (1910 ‒ 1967) ;
Juan Ramón (1914 ‒ 1953) ;
Erminda Luján (1916 ‒ 2012) ;
Eva María (1919 ‒ 1952).
Eva vécut à la campagne jusqu’à 1926, date à laquelle, par suite du décès de son père, la famille se retrouva subitement sans aucune protection et fut obligée de quitter le domaine où elle vivait. Ces circonstances de son enfance et les discriminations qui s’ensuivirent, habituelles dans les premières décennies du XXe siècle, laissèrent une marque profonde dans l'esprit d'Eva.
À cette époque en effet, la loi argentine prévoyait une série de qualifications stigmatisantes pour les personnes, nommées génériquement « enfants illégitimes », dont les parents n’avaient pas contracté un mariage légal. Une de ces qualifications était « enfant adultérin », mention que l’on consignait dans l’acte de naissance des enfants concernés. C’était le cas également d’Evita, qui obtint toutefois en 1945 que son acte de naissance original fût détruit afin d’éliminer cette tache infamante. Une fois arrivés au pouvoir en Argentine, le mouvement péroniste en général et Eva Perón en particulier voulurent faire adopter des législations antidiscriminatoires avancées, propres à instaurer l’égalité entre hommes et femmes et entre tous les enfants, sans considération de la nature des relations entre leurs parents, projets qui furent fortement contrecarrés par l’opposition politique, par l’église catholique et par les forces armées. Finalement, en 1954, deux ans après la mort d’Eva Perón, le péronisme parvint à faire voter une loi portant suppression des désignations officielles les plus infamantes ‒ enfant adultérin, enfant sacrilège, máncer (enfant de femme publique), enfant naturel, etc. ‒, tout en maintenant toutefois la distinction entre enfant légitime et illégitime. Juan Perón lui-même, qu’Evita devait plus tard épouser, avait été enregistré à l'état civil au titre d’« enfant illégitime ».
Les années d’enfance à Los Toldos
Le 8 janvier 1926, son père périt dans un accident d’automobile à Chivilcoy. Toute la famille d'Eva se rendit alors dans cette ville pour assister à la veillée funèbre, mais la famille légitime lui interdit l’entrée au milieu d’un grand esclandre. Grâce à la médiation d’un frère du père, homme politique lui aussi, qui était alors adjoint à la municipalité de Chivilcoy, la famille d’Eva put accompagner le cortège jusqu’au cimetière et assister à l’enterrement.
Pour Evita, âgée alors de six ans, l’incident eut une profonde signification émotionnelle et fut vécu comme un comble d’injustice, même si Eva n’avait eu que peu de contacts avec son père. Cette séquence d’événements occupe une place importante dans la comédie musicale Evita d’Andrew Lloyd Webber, ainsi que dans le film réalisé à partir de celle-ci.
Elle-même y fera allusion dans son ouvrage la Razón de mi vida :
« Pour expliquer ma vie d’aujourd’hui, c'est-à-dire ce que je fais, en accord avec ce que mon âme ressent, je dois aller chercher dans mes premières années, les premiers sentiments… J’ai trouvé dans mon cœur un sentiment fondamental, qui domine depuis lors, de manière totale, mon esprit et ma vie : ce sentiment est mon indignation face à l’injustice. Aussi loin que je me souvienne, chaque injustice me fait mal à l’âme comme si l’on y enfonçait un clou. De chaque âge je garde le souvenir de quelque injustice qui me souleva en me déchirant le cœur. »
Après la mort de Juan Duarte, la famille d’Eva resta totalement sans ressources et Juana Ibarguren dut déménager avec ses enfants à Los Toldos, et emménager dans la maisonnette de deux pièces située Calle Francia n 1021, en bordure du village, où elle se mit à travailler comme couturière pour entretenir ses enfants. Ceux-ci, toujours bien vêtus et jamais privés de nourriture, reçurent une éducation très stricte, en accord avec les sentiments d’orgueil de doña Juana, qui était d’autre part très religieuse et pratiquante, ne tolérait pas la moindre forme de relâchement et apprenait à ses enfants comment bien se tenir et à s’occuper d’eux-mêmes. Elle avait coutume de présenter leur pauvreté comme une iniquité qu’ils ne méritaient pas.
Los Toldos, de toldo, grande tente d’Indien, doit son nom au fait qu’il fut un campement mapuche, c'est-à-dire un village indigène. Plus exactement, la communauté mapuche de Coliqueo s’y était installée à la suite de la bataille de Pavón de 1861, par décision du légendaire lonco (chef indien) et colonel de l’armée argentine Ignacio Coliqueo (1786-1871), lequel était arrivé en Argentine depuis le sud du Chili. Entre 1905 et 1936, l’on se servit à Los Toldos d’un ensemble d’arguties légales pour écarter le peuple mapuche de la propriété terrienne. Peu à peu, les indigènes furent supplantés comme propriétaires par des fermiers non indigènes. Juan Duarte, le père d’Eva, fut l’un de ceux-là, ce qui explique pourquoi le domaine agricole où naquit Eva se trouvait précisément en face du campement (toldería) de Coliqueo.
Durant l’enfance d’Evita (1919-1930), Los Toldos était une petite localité rurale pampéenne vouée à l’activité agraire et d’élevage, plus spécifiquement à la culture des céréales et du maïs et à l'élevage de bêtes à cornes. La structure sociale était dominée par le fermier propriétaire (estanciero), détenteur de grandes étendues de terre, qui entretenait des rapports de type servile avec les ouvriers agricoles et avec ses métayers. Le type le plus courant de travailleur dans cette zone était le gaucho.
La mort du père avait fortement détérioré la situation économique de la famille. L’année suivante, Eva entra à l’école primaire, dont elle suivit les cours avec difficulté, devant redoubler une année en 1929, quand elle avait 10 ans. Ses sœurs ont relaté que, dès cette époque, Eva manifestait du goût pour la déclamation dramatique et faisait montre de talents de jongleuse. La forme de son visage lui valut le surnom de Chola (métisse d’Européen et d’Indien), par lequel tous à Los Toldos l’appelaient, de même que celui de Negrita (négrillonne), qu’elle devait garder toute sa vie.
Adolescence à Junín
En 1930, alors qu’Eva avait 11 ans, Juana, sa mère, décida de déménager avec sa famille pour la ville de Junín. Le motif de ce déménagement était le changement d’affectation de la fille aînée Elisa, qui fut mutée de la poste de Los Toldos à celle de Junín, à une trentaine de km de distance. Là, la famille Duarte commença à connaître une certaine aisance grâce au travail de Juana et de ses enfants Elisa, Blanca et Juan. Erminda fut inscrite au Collège national (Colegio Nacional) et Evita à l’école n 1 Catalina Larralt de Estrugamou, dont elle devait sortir en 1934, à l’âge de 15 ans, dotée de son certificat d’études primaires complètes.
La première maison où ils emménagèrent, au n 86 de la Calle Roque Vázquez, subsiste toujours. À mesure que la situation économique de la famille s’améliorait grâce aux revenus des enfants devenus majeurs, surtout du frère Juan, vendeur pour le compte de l’entreprise d’articles de toilette Guereño, et bientôt de la sœur Blanca, qui réussit à son examen d’institutrice, les Duarte déménagèrent d’abord (en 1932) pour une maison plus grande au n 200 de la rue Lavalle, où Juana mit sur pied un établissement de restauration servant des petits déjeuners, puis changèrent encore de domicile (en 1933) pour le n 90 de la Calle Winter, et finalement (en 1934) pour le n 171 de la rue Arias. Il a été insinué qu’il y avait dans la maison de doña Duarte, de la part de la mère et de ses filles, beaucoup de libertinage et de petites intimités pour la plus grande joie de la clientèle masculine ; cependant, les hôtes de l’établissement étaient tous des célibataires des plus respectables : José Álvarez Rodríguez, directeur du Collège national, son frère Justo, avocat, futur juge à la Cour suprême, qui devait épouser l’une des sœurs d’Eva, et le major Alfredo Arrieta, futur sénateur, qui commandait alors la division cantonnée dans la ville, et qui épousera lui aussi l’une des sœurs d’Eva. En 2006, la municipalité de Junín créa, dans la maison de la Calle Francia (actuelle Calle Eva Perón), le musée Casa Natal María Eva Duarte de Perón.
C’est à Junín que la vocation artistique d’Eva se fit jour. À l’école, où elle eut quelque difficulté à suivre, elle se distingua par une passion affirmée pour la déclamation et la comédie, et ne manquait de participer aux spectacles organisés à l’école, au Collège national ou au cinéma du village, et à des auditions radiophoniques.
Son amie et camarade de collège Délfida Noemí Ruiz de Gentile se souvient :
« Eva aimait réciter, moi, j’aimais chanter. À cette époque, don Primo Arini avait un magasin de disques et, comme il n’y avait pas de radio au village, il plaçait un haut-parleur devant la porte de son magasin. Une fois par semaine, de 19 à 20 heures, il invitait les valeurs locales à défiler chez lui pour animer l’émission La hora selecta. Eva récitait alors des poèmes. »
C’est à Junín aussi qu’elle participa pour la première fois à une œuvre théâtrale, montée par les élèves et intitulée Arriba estudiantes (Haut les étudiants). Elle jouera ensuite dans une autre petite œuvre de théâtre, Cortocircuito (Court-circuit), destinée à récolter des fonds pour une bibliothèque scolaire. À Junín, pour la première fois, Eva utilisa un microphone et écouta sa voix sortant de haut-parleurs.
À cette même époque, Eva manifesta également des prédispositions de meneuse, s’érigeant en chef de l’un des groupes de son année scolaire. Le 3 juillet 1933, jour du décès de l’ancien président Hipólito Yrigoyen, renversé trois années auparavant par un coup d’État, Eva vint à l’école portant une cocarde noire sur son cache-poussière.
À ce moment-là déjà, Eva rêvait de devenir actrice et d’émigrer à Buenos Aires. Sa maîtresse Palmira Repetti se souvient :
« Une toute jeune fille de 14 ans, inquiète, résolue, intelligente, que j’eus pour élève là-bas vers 1933. Elle n’aimait pas les mathématiques. Mais il n’y avait personne de meilleur qu’elle quand il s’agissait d’intervenir dans les fêtes du collège. Elle passait pour une excellente camarade. Elle était une grande rêveuse. Elle avait l’intuition artistique. Quand elle eut terminé l’école, elle vint me raconter ses projets. Elle me dit qu’elle voulait devenir actrice et qu’il lui faudrait quitter Junín. À cette époque-là, il n’était pas très commun qu’une gamine de province décidât de s’en aller conquérir la capitale. Néanmoins, je la pris très au sérieux, pensant que tout irait bien pour elle. Ma certitude me venait, sans nul doute, par contagion de son enthousiasme. Je compris avec les années que l’assurance d’Eva était naturelle. Elle émanait de chacun de ses actes. Je me souviens qu’elle avait un penchant pour la littérature et la déclamation. Elle s’échappait de ma classe chaque fois que l’occasion se présentait d’aller réciter devant les élèves des autres classes. Avec ses manières affables, elle entrait dans les bonnes grâces de ses maîtresses et obtenait la permission de jouer devant d’autres gosses. »
Selon l’historienne Lucía Gálvez, Evita et une sienne amie auraient subi en 1934 une agression sexuelle de la part de deux jeunes gens de la bonne société qui les avaient invitées à voyager à Mar del Plata dans leur voiture. Gálvez affirme qu’après être sorti de Junín, ils tentèrent de les violer, sans y parvenir, puis les abandonnèrent dévêtues à peu de distance de la ville. Un chauffeur routier les ramena à leurs domiciles. Il est probable que cet incident, si on l’admet comme véridique, aura eu une grande influence dans sa vie.
Cette même année, avant même d’avoir achevé ses études primaires, Eva fit le voyage de Buenos Aires, mais, n’ayant pas trouvé de travail, dut s’en retourner. Elle termina alors ses études primaires, passa en famille les fêtes de fin d’année, puis, le 2 janvier 1935, Evita, âgée de 15 ans seulement, s’en alla s’installer définitivement à Buenos Aires.
Dans un passage de la Razón de mi vida, Eva relate quels étaient à ce moment-là ses sentiments :
« Dans le lieu où je passai mon enfance, les pauvres étaient nombreux, plus nombreux que les riches, mais je m’efforçai de me convaincre qu’il devait y avoir d’autres endroits dans mon pays et dans le monde où les choses se passaient différemment, voire de façon inverse. Je me figurais par exemple que les grandes villes étaient des endroits merveilleux où ne se rencontrait que la richesse ; et tout ce que j’entendais les gens dire confirmait cette mienne croyance. Ils parlaient de la grande ville comme d’un paradis merveilleux où tout était beau et extraordinaire et même il me sembla comprendre, de tout ce qu’ils disaient, que les personnes étaient là-bas « plus des personnes » que celles de mon village. »
Le film Evita, ainsi que quelques biographies, soutiennent qu’Eva Duarte voyagea en train pour Buenos Aires en compagnie du célèbre chanteur de tango Agustín Magaldi, après que celui-ci eut effectué un tour de chant à Junín. Cependant, les biographes d’Eva, Marysa Navarro et Nicholas Fraser, ont souligné qu’il n’existe aucune indication de ce que Magaldi eût chanté à Junín en 1934, et sa sœur raconte qu’Eva voyagea à Buenos Aires accompagnée de sa mère, qui resta ensuite avec elle jusqu’à ce qu’elle eût trouvé une station de radio ayant un rôle à pourvoir pour une jeune adolescente. Elle logea alors chez des amis, tandis que sa mère rentrait courroucée à Junín.
Arrivée à Buenos Aires et carrière de comédienne
Eva Duarte, âgée de 15 ans lorsqu’elle arriva à Buenos Aires le 3 janvier 1935, était alors encore une adolescente. Son voyage s’inscrivait dans la grande vague migratoire intérieure provoquée par la crise économique de 1929 et le processus d’industrialisation de l’Argentine. Ce puissant mouvement migratoire, fait marquant de l’histoire de l’Argentine, avait pour protagonistes les dénommées cabecitas negras (têtes noires), terme dépréciatif et raciste utilisé par les classes moyenne et supérieure de Buenos Aires pour désigner ces migrants non européens, différents de ceux qui avaient jusqu’alors déterminé l’immigration en Argentine. Cette grande migration intérieure des décennies 1930 et 1940 fournit la main-d’œuvre dont avait besoin le développement industriel du pays et qui devait à partir de 1943 former la base sociale du péronisme.
Peu après son arrivée, Eva Duarte décrocha un emploi d’actrice, pour un rôle secondaire, au sein de la troupe de théâtre d’Eva Franco, l’une des plus importantes de cette époque. Le 28 mars 1935, elle fit ses débuts professionnels dans la pièce La señora de los Pérez au Teatro Comedias. Le lendemain figurait dans le journal Crítica le premier commentaire public connu sur Evita :
« Eva Duarte, fort correcte dans ses brèves interventions. »
Dans les années suivantes, Eva connaîtra un parcours de privations et d’humiliations, se logeant dans des pensions bon marché et jouant de façon intermittente de petits rôles pour diverses troupes théâtrales. Sa principale compagnie à Buenos Aires fut son frère Juan Duarte, Juancito (Jeannot), de cinq ans son aîné, l’homme de la famille, avec qui elle garda toujours des rapports étroits et qui avait comme elle, peu auparavant, migré vers la capitale.
En 1936, alors qu’elle allait avoir dix-sept ans, elle signa un contrat avec la Compañía Argentina de Comedias Cómicas, dirigée par Pepita Muñoz, José Franco et Eloy Alvárez, en vue de participer à une tournée de quatre mois qui devait la conduire à Rosario, Mendoza et Córdoba. Les pièces qui figuraient au répertoire de la compagnie étaient de pur divertissement et prenaient pour sujet la vie bourgeoise avec ses malentendus et ses divers conflits et frictions. Une des pièces jouées, intitulée le Baiser mortel, adaptation libre d’une œuvre du dramaturge français Loïc le Gouradiec, traitait du fléau des maladies vénériennes et était subsidiée par la Société prophyllactique d’Argentine. Pendant cette tournée, Eva fut brièvement mentionnée dans une chronique du quotidien La Capital de Rosario du 29 mai 1936, laquelle commentait la première de la pièce Doña María del Buen Aire de Luis Bayón Herrera, comédie ayant pour sujet la première fondation de Buenos Aires :
« Oscar Soldatti, Jacinto Aicardi, Alberto Rella, Fina Bustamante et Eva Duarte ont donné une représentation réussie du spectacle. »
Le dimanche 26 juillet 1936, le même journal La Capital de Rosario publia la première photo publique connue d’Eva, assortie du titre suivant :
« Eva Duarte, jeune actrice qui a réussi à se distinguer au cours de la saison qui se termine aujourd’hui à l’Odeón. »
Dans ces premières années de sacrifices, Eva se lia d’une étroite amitié avec deux autres comédiennes, comme elle obscures encore, Anita Jordán et Josefina Bustamente, amitié qui dura tout le reste de sa vie. Les gens qui la connurent alors se la rappellent comme une demoiselle brunette, très maigre et frêle, qui rêvait de devenir une actrice importante, mais possédait aussi une grande force d’âme, beaucoup de gaieté, et le sens de l’amitié et de la justice.
Pierina Dealessi, actrice et importante empresaria de théâtre, qui engagea Eva en 1937, se souvient :
« Je connus Eva Duarte en 1937. Elle se presenta timidement : elle voulait se consacrer au théâtre. Je vis une petite chose tellement délicate que je dis à José Gómez, représentant de la troupe dont j’étais l’empresaria, qu’il lui donnât un rôle dans la distribution. C’était une petite chose tellement éthérée, que je lui demandai : Ma petite dame, tu veux vraiment ? Sa réponse affirmative était dite d’une voix très basse, timidement. Nous jouions la pièce Una boîte rusa ; je lui fis faire un essai et elle me parut bonne. Dans ses premiers rôles, elle n’eut que quelques paroles à dire, mais elle ne fit jamais de remplacements. Sur la scène, qui figurait une boîte (cabaret), Eva devait apparaître avec d’autres filles, bien habillée. Sa figure était des plus chétives. La gamine s’entendait bien avec toutes. Elle prenait du mate avec ses camarades. Elle le préparait dans ma resserre. Elle habitait dans des pensions, était très pauvre, très humble. Elle arrivait de bonne heure au théâtre, bavardait avec tous, riait, goûtait des biscuits. Moi, la voyant si fluette, si faible, je lui disais : il faudra te soigner, manger beaucoup, bois beaucoup de mate, cela te fera beaucoup de bien ! Et je lui rajoutais du lait au mate. »
Les acteurs et actrices engagés pour de petits rôles pouvaient au maximum gagner cent pesos par mois, c'est-à-dire le salaire habituel d’un ouvrier d’usine. Peu à peu, Eva parvint à une certaine reconnaissance, d’abord en participant à des films, comme actrice de deuxième ligne, et ensuite en travaillant parallèlement comme mannequin, apparaissant sur la couverture de quelques revues de spectacles, mais c’est surtout en tant que récitante et actrice dans des dramatiques radiophoniques qu’elle réussit enfin à mener une véritable carrière. Elle obtint son premier rôle dans une dramatique en août 1937. La pièce, diffusée par Radio Belgrano, s’appelait Oro blanco (Or blanc) et avait pour cadre la vie quotidienne des travailleurs du coton dans le Chaco. Elle participa par ailleurs à un concours de beauté, sans succès, et figura comme présentatrice d’un concours de tango, où elle annonçait les participants et assurait les transitions entre les prestations des danseurs. Elle vécut six mois avec un acteur, qui disait vouloir l’épouser, mais qui l’abandonna brusquement.
L’éminent acteur Marcos Zucker, compagnon de travail d’Eva, alors que tous deux débutaient dans le métier, se souvient de ces années de la façon suivante :
« Je connus Eva Duarte en 1938, au Teatro Liceo, alors que nous travaillions sur la pièce La gruta de la Fortuna. La troupe était de Pierina Dealessi, et Gregorio Cicarelli, Ernesto Saracino et d’autres y jouaient. Elle avait le même âge que moi. C’était une fille désireuse de se distinguer, agréable, sympathique et très bonne amie avec tout le monde, en particulier avec moi, puisque par après, quand elle eut l’occasion de jouer dans une pièce radiophonique, Los jazmines del ochenta, elle m’appela pour que je travaille avec elle. Entre l’époque où je la connus au théâtre et le moment où elle faisait de la radio, une transformation s’était produite en elle. Ses angoisses s’étaient calmées, elle était plus sereine, moins tendue. À la radio, elle était une petite dame jeune, tête de compagnie. Ses émissions avaient beaucoup d’audience, marchaient fort bien. Elle commençait déjà à avoir du succès comme actrice. Contrairement à ce qui se dit par ici, nous autres galants n’avions, à l’intérieur du théâtre, que peu de fréquentation avec les filles. Néanmoins, j’étais très ami avec elle et je garde de fort bons souvenirs de cette période de nos vies. Nous étions tous deux dans la même vie, vu que nous débutions tous les deux et qu’il nous fallait nous faire remarquer, nous frayer un chemin. »
Fin 1938, à 19 ans, Eva réussit à figurer comme tête de liste des comédiens de la troupe Compañía de Teatro del Aire récemment fondée, et ce conjointement avec Pascual Pelliciotta, acteur qui comme elle avait travaillé pendant des années dans des seconds rôles. La première dramatique radiophonique que la troupe mit sur les ondes fut Los jazmines del ochenta, de Héctor P. Blomberg, pour le compte de Radio Mitre, diffusée du lundi au vendredi. C’est vers cette époque qu’elle commença à acquérir de la notoriété, non en vendant ses charmes comme il a été murmuré, mais en consentant à jouer le jeu du vedettariat, battant notamment les antichambres de Sintonía, revue de cinéma qu’elle avait lue avec avidité quand elle était adolescente, et où elle obtenait que son nom fût cité, ou qu’un reportage ou une photo d’elle parût dans ses colonnes.
Dans le même temps, elle commença à apparaître plus assidument au cinéma, dans des films tels que ¡Segundos afuera! (1937), El más infeliz del pueblo, avec Luis Sandrini, la Carga de los valientes et Una novia en apuros en 1941.
En 1941, la troupe mit sur ondes la pièce radiophonique Los amores de Schubert, de Alejandro Casona, pour Radio Prieto.
En 1942, elle sortit définitivement de la précarité économique grâce au contrat qu’elle signa avec la troupe Compañía Candilejas, placée sous l’égide de l’entreprise de savonnerie Guerreno où travaillait son frère Juan, laquelle troupe diffuserait tous les matins un cycle de dramatiques pour Radio El Mundo, la principale radio du pays. Cette même année, Eva fut engagée pour cinq ans à réaliser quotidiennement, en soirée, une série radiophonique dramatico-historique appelée Grandes mujeres de todos los tiempos (Grandes Femmes de tous les temps), évocations dramatiques de la vie de femmes illustres, dans laquelle elle joua notamment Élisabeth I d'Angleterre, Sarah Bernhardt et Alexandra Fedorovna, dernière tsarine de Russie. Cette série d’émissions, diffusée par Radio Belgrano, récolta un grand succès. Le scénariste de ces émissions, le juriste et historien Francisco José Muñoz Azpiri, était celui qui devait, quelque années plus tard, écrire pour Eva Perón ses premiers discours politiques. Radio Belgrano était alors dirigé par Jaime Yankelevich, qui jouera un rôle déterminant dans la création de la télévision argentine.
Entre théâtre radiophonique et cinéma, Eva sut finalement se faire une situation économique stable et confortable. En 1943, au terme de deux ans de travail au sein de sa propre compagnie d’acteurs, elle gagnait de cinq à six mille pesos par mois, ce qui faisait d’elle l’une des actrices radio les mieux payées du moment. Elle put donc, en 1942, laisser enfin derrière elle les pensions et faire l’acquisition d’un appartement, situé au n 1567 de la rue Posadas, en face des studios de Radio Belgrano, dans le quartier exclusif de Recoleta, appartement dans lequel, trois ans plus tard, elle se mettra en ménage avec Juan Domingo Perón. Selon un témoignage, Eva mettait un point d’honneur, en tant qu’actrice exerçant une fonction dirigeante, à ne pas être aperçue dans les mêmes cafés que monsieur Tout le monde, déclarant notamment un jour : « je propose que nous allions à la Confitería au coin de la rue pour prendre le thé, là où les gens ordinaires ne viennent pas ».
Le 3 août 1943, Eva se lança également dans l’activité syndicale, et fut l’une des fondatrices de l’Association radiophonique argentine (ARA, Asociación Radial Argentina), premier syndicat des travailleurs de la radio.
Le péronisme
Eva fit la rencontre de Juan Perón dans les premiers jours de 1944, alors que l’Argentine traversait une période cruciale de transformation économique, sociale et politique.
La situation politique et sociale en 1944
Au point de vue économique, le pays avait au cours des années précédentes totalement changé sa structure productive par suite d’un fort développement de son industrie. En 1943, la production industrielle avait pour la première fois dépassé la production agricole.
Socialement, l’Argentine connut alors une vaste migration intérieure, de la campagne vers les villes, impulsée par le développement industriel. Ce mouvement entraîna un vaste processus d’urbanisation et un notable changement dans la composition de la population des grandes villes, en particulier de Buenos Aires, consécutif à l’irruption d’un nouveau type de travailleurs non européens, appelés dédaigneusement cabecitas negras (têtes noires) par les classes moyennes et supérieure, pour avoir la chevelure, le teint et les yeux en moyenne plus sombres que la plupart des immigrés venant directement d’Europe. La grande migration intérieure se caractérisait aussi par la présence d’un grand nombre de femmes désireuses de faire leur entrée sur le marché du travail salarié qu’avait fait naître l’industrialisation.
Sur le plan politique, l’Argentine vivait une crise profonde touchant les partis politiques traditionnels, lesquels avaient validé un système corrompu ouvertement basé sur la fraude électorale et le clientélisme. Cette période de l’histoire argentine, connue sous l’appellation de Décennie infâme, qui va de 1930 à 1943, vit gouverner une alliance conservatrice nommée la Concordancia. La corruption du pouvoir conservateur en place entraîna le 4 juin 1943 le déclenchement d’un coup d’État militaire, lequel ouvrit une période confuse de réorganisation et de repositionnement des forces politiques. Le lieutenant-colonel Juan Domingo Perón, 47 ans, fera partie de la troisième configuration du nouveau gouvernement mis en place après le coup d’État militaire.
En 1943, peu après le début du gouvernement militaire, un groupe de syndicalistes majoritairement socialistes et syndicalistes-revolutionnaires, menés par le dirigeant syndical socialiste Ángel Borlenghi, prit l’initiative d’établir des contacts avec de jeunes officiers réceptifs aux revendications des travailleurs. Du côté militaire, les colonels Juan Perón et Domingo Mercante prirent la tête du groupe militaire qui décida de conclure une alliance avec les syndicats afin de mettre en œuvre le programme historique porté par le syndicalisme argentin depuis 1890.
Cette alliance militaro-syndicale dirigée par Perón et Borlenghi sut réaliser de grandes avancées sociales (conventions collectives, statut du travailleur agricole, pension de retraite, etc.), s’assurant ainsi un fort appui populaire qui lui permit de s’emparer de positions importantes au sein du gouvernement. Ce fut précisément Perón qui occupa le premier une fonction gouvernementale, lorsqu’il fut désigné à la tête de l’insignifiant département du Travail. Il obtint peu après que ledit département fût élevé au haut rang de secrétariat d’État.
Parallèlement au progrès des droits sociaux et des droits du travail obtenus par le groupe syndicalo-militaire mené par Perón et Borlenghi, et au croissant appui populaire dont bénéficiait celui-ci, commença également à s’organiser une opposition dirigée par le patronat, des militaires et des groupements étudiants traditionnels, avec le soutien ouvert de l’ambassade des États-Unis, et qui jouissait d’un appui grandissant dans les classes moyennes et supérieure. Cet affrontement sera initialement connu sous le nom de les espadrilles contre les livres.
Rencontre avec Juan Domingo Perón
Eva, âgée de 24 ans, fit la connaissance de Juan Perón, veuf depuis 1938, le 22 janvier 1944, lors d’un événement organisé dans le stade Luna Park à Buenos Aires par le secrétariat au Travail et à la Prévoyance, lors duquel les actrices qui avaient collecté la plus grande quantité de fonds en faveur des victimes du tremblement de terre de San Juan de 1944 allaient se voir décerner une décoration. Les actrices en haut de ce classement se trouvaient être Niní Marshall, future opposante au péronisme, et Libertad Lamarque. Lorsque ces fonds eurent été recueillis, Juan Perón demanda à Eva de venir travailler au secrétariat au Travail. Il voulait y attirer quelqu’un capable d’élaborer une politique du travail à l’intention des femmes et souhaitait que ce fût une femme qui prît la direction de ce mouvement. Il estimait qu’Eva, par ses qualités de dévouement et d’initiative, présentait le profil idoine pour remplir cette tâche.
Peu après, en février 1944, Juan Perón et Eva s’étaient mis en ménage dans l’appartement d'Eva rue Posadas. Bientôt, Perón, alors encore colonel, satisfaisant la requête de sa compagne, sollicita le secrétaire à la radiodiffusion, Miguel Federico Villegas, alors capitaine, de lui trouver un rôle dans quelque pièce radiophonique.
Entre-temps, Eva poursuivit sa carrière artistique. Au sein du nouveau gouvernement, le major Alberto Farías, patriote inflexible d’origine provinciale, fut chargé de la « communication », sa mission consistant à épurer les émissions et messages publicitaires d’éléments indésirables. Toute émission de radio devait être soumise pour approbation au ministère des Postes et Télécommunications dix jours à l’avance. Néanmoins, grâce à la protection du colonel Anibal Imbert, chargé de l’attribution des temps d’antenne, Eva Perón put mener à bien, en septembre 1943, son projet d’une série d’émissions intitulée Héroïnes de l’histoire (retraçant en réalité la vie de maîtresses célèbres), dont les textes étaient rédigés, une fois encore, par Muñoz Azpiri. Elle signa avec Radio Belgrano un nouveau contrat, à hauteur de 35000 pesos, qui était, selon ses propres dires, le contrat le plus important de toute l’histoire de la radiodiffusion
Cette même année, elle fut élue présidente de son syndicat, l’Asociación Radial Argentina (ARA). Peu après, elle ajouta à sa programmation sur Radio Belgrano un ensemble de
trois nouvelles émissions radio quotidiennes : Hacia un futuro mejor, à 10h.30, où elle annonçait les conquêtes sociales et du travail obtenues par le secrétariat au Travail ; la dramatique Tempestad, à 18h.00 ; et Reina de reyes, à 20h.30. Elle participa également, plus tard dans la soirée, à des émissions plus politiques, où les idées de Perón étaient explicitement exposées, dans la perspective d’éventuelles élections, et en direction des couches de la population dont il escomptait qu’elles le soutiendraient, qui n’avaient jamais été ciblées par la propagande politique et qui ne lisaient pas la presse. Peu férue de politique, Eva ne discutait pas alors de sujets politiques, se contentant d’absorber ce que savait et pensait Juan Perón et se muant en sa plus grande et plus ardente partisane.
Elle joua aussi dans trois films, La cabalgata del circo, avec Hugo del Carril et Libertad Lamarque, Amanece sobre las ruinas (Aurore sur les ruines, fin 1944), film de nature propagandiste qui prenait pour décor le tremblement de terre de San Juan, et La pródiga, qui ne sortit pas en salle à l’époque de sa réalisation. Ce dernier film, dont l’action se situe dans l’Espagne du XIXe siècle et relate la liaison entre une femme mûre et belle encore et un jeune ingénieur occupé à construire un barrage. La femme était appelée la prodigue en raison de sa grande et insouciante libéralité, qui la portait à dépenser sa fortune pour venir en aide aux villageois pauvres. Le tournage se faisait lorsqu’Eva Perón pouvait se libérer de ses autres obligations et se prolongea par conséquent durant de longs mois. Elle affectionnait ce film, qui fut son dernier, à cause de l’esprit d’abnégation et de la souffrance morale, assez stéréotypée, qui y étaient dépeints, quoique sa personne s’accordât difficilement au rôle d’une femme plus âgée. De plus, son jeu manquait de puissance dramatique, sa voix était monotone, ses gestes figés, et son visage restait peu expressif. Du reste, elle confia un jour à son confesseur, le jésuite Hernán Benítez, que ses performances étaient « mauvaises au cinéma, médiocres au théâtre, et passables à la radio ».
L’année 1945
L’année 1945 fut une année charnière pour l’histoire argentine. La confrontation entre les différentes fractions sociales s’exacerba, l’opposition entre espadrilles (alpargatas) et livres (libros) se cristallisant dans une opposition entre péronisme et antipéronisme.
Dans la nuit du 8 octobre eut lieu le coup d’État, hâtif et mal organisé, du général Eduardo Ávalos, qui exigea sur-le-champ, et obtint le lendemain, la démission de Perón. L’élément déclencheur du putsch fut une affaire de nomination à une haute fonction de l’État, qui avait échappé à certain secteur de l’armée, sur un arrière-plan d’opposition à la politique sociale de Juan Perón, à quoi s’ajoutait l’irritation provoquée par la vie privée de celui-ci, spécifiquement sa vie commune hors mariage avec Eva Duarte, femme d’extraction et d’antécédents obscurs. Pendant une semaine, les groupes antipéronistes eurent certes la maîtrise du pays, mais ne se décidèrent pas à prendre effectivement le pouvoir. Perón et Eva restèrent ensemble, se rendant chez diverses personnes, parmi lesquelles Elisa Duarte, la deuxième sœur d’Eva. Peu avant le coup d’État, Juan Perón reçut la visite du général Ávalos, qui lui conseillait en vain de céder aux désidérata des militaires ; pendant cette vive discussion, Eva prononça, s’adressant à Juan Perón, les paroles suivantes : « ce qu’il faut que tu fasses, c’est tout laisser tomber, partir à la retraite et prendre du repos… Qu’ils se débrouillent tout seuls ». Le 9 octobre, Juan Perón signa sa lettre de démission pour les trois fonctions gouvernementales qu’il occupait, en plus d’une demande de mise à disponibilité. Le même jour, l’on fit part à Eva Duarte qu’il avait été mis fin à son contrat avec radio Belgrano.
Le 13 octobre, Perón fut assigné à résidence dans l’appartement de la calle Posadas, puis emmené en détention sur la canonnière Independencia, laquelle mit ensuite le cap sur l’île Martín García, dans le Río de la Plata.
Ce même jour, Perón écrivit une lettre à son ami le colonel Domingo Mercante, dans laquelle il évoque Eva Duarte, la désignant par Evita :
« Je te recommande fortement Evita, car la pauvrette est à bout de nerfs et je me fais du souci pour sa santé. Dès qu’on m’aura donné mon congé, je me marie et je m’en vais au diable. »
Le 14 octobre, de Martín García, Perón écrivit à Eva une lettre dans laquelle il lui confia entre autres :
« … Aujourd’hui, j’ai écrit à Farrell pour lui demander d’accélerer ma requête de congé. Dès que je serai sorti d’ici, nous nous marierons et partirons vivre tranquilles dans quelque endroit… Que m’as-tu dit de Farrell et de Ávalos ? Deux perfides envers leur ami. Ainsi va la vie… Je te charge de dire à Mercante qu’il parle à Farrell, pour faire en sorte qu’ils me laissent tranquille, et nous autres deux partons vers le Chubut… Je tâcherai d’aller à Buenos Aires par n’importe quel moyen, tu peux donc attendre sans inquiétude et veiller à ta santé. Si le congé est accordé, nous nous marierons le jour suivant et s’il n’est pas accordé, j’arrangerai les choses autrement, mais nous mettrons fin à cette situation d’insécurité où tu te trouves en ce moment… Avec ce que j’ai fait, j’ai une justification devant l’Histoire et je sais que le temps me donnera raison. Je commencerai à écrire un livre sur ceci et le publierai dès que possible, et nous verrons alors qui a raison… »
Il semblait à ce moment que Perón se fût définitivement éloigné de toute activité politique et que, si les choses se passaient selon sa volonté, il se fût retiré avec Eva pour s’en aller vivre en Patagonie. Toutefois, à partir du 15 octobre, les syndicats se mirent à se mobiliser pour exiger la remise en liberté de Perón, jusqu’à déclencher la grande manifestation du 17 octobre, laquelle aboutit à la libération de Perón et permit à l’alliance militaro-syndicale de recouvrer tous les postes qu’elle détenait auparavant dans le gouvernement, ouvrant ainsi la voie à la victoire aux élections présidentielles.
Le récit traditionnel a voulu attribuer à Eva Perón un rôle décisif dans la mobilisation des travailleurs qui occupèrent la place de Mai le 17 octobre, mais les historiens s’accordent aujourd’hui à dire que son action ‒ si tant est même qu’il y en eût une ‒ lors de ces journées fut en réalité très limitée. Tout au plus a-t-elle pu participer à quelques réunions syndicales, sans grande incidence sur le cours des événements. À ce moment-là en effet, Eva Duarte manquait encore d’identité politique, de contacts dans les syndicats et d’un appui solide dans le cercle intime de Juan Perón. Les témoignages historiques abondent qui indiquent que le mouvement qui libéra Perón fut déclenché directement par les syndicats dans tout le pays, en particulier par la CGT. Le journaliste Héctor Daniel Vargas a révélé que le 17 octobre 1945, Eva Duarte se trouvait à Junín, sans doute au domicile de sa mère, et en veut pour preuve un mandat signé par elle dans cette ville le même jour. Il semblerait cependant qu’elle ait pu ensuite se rendre à Buenos Aires et s’y trouver le même soir encore. Mais haïe autant que Perón lui-même, ne se trouvant plus sous la protection de la police, décriée désormais ouvertement par la presse, chassée de Radio Belgrano malgré dix ans de service, elle était seule et apeurée, ne songeant qu’à libérer Juan Perón et craignant pour la vie de celui-ci. Le 15 octobre, elle se retrouva malencontreusement au milieu d’une manifestation anti-péroniste, fut brutalisée et eut le visage tellement tuméfié qu’elle put rentrer chez elle sans plus être reconnue. Le plus vraisemblable est que, ayant échoué à faire libérer Juan Perón par l’entremise d’un juge, elle ait choisi de se tenir coite pour ne pas compromettre les chances d’une libération.
Le moyen conventionnel d’être libéré de prison consistait à solliciter un habeas corpus auprès d’un juge fédéral : dans la plupart des cas, moyennant qu’il n’y eût pas encore d’inculpation, le juge pouvait ordonner la mise en liberté, à la condition que l’intéressé eût préalablement manifesté, par voie d’un télégramme envoyé au ministère des Affaires intérieures, son intention de quitter le pays en-déans 24 heures. La procédure était simple et avait du reste été utilisée par maint opposant anti-péroniste dans les deux années précédentes. Eva Duarte se rendit donc à l’office de l’avocat Juan Atilio Bramuglia, qui la fit jeter à la porte. Eva gardera de cet incident une rancune tenace à l’endroit de Bramuglia.
Juan Perón cependant put bientôt quitter l’île Martín García en feignant, avec la complicité du médecin militaire et sien ami le capitaine Miguel Ángel Mazza, une pleurésie, ce qui nécessitait une hospitalisation, c'est-à-dire son transfert (tenu secret) à l’hôpital militaire de Buenos Aires. Entre-temps, des grèves spontanées avaient commencé à éclater, aussi bien dans la banlieue de la capitale que dans les provinces. Les ouvriers redoutaient que les acquis sociaux de ces deux dernières années, dont ils étaient redevables à Juan Perón, ne fussent anéantis. Le 15 octobre, la CGT décida, après de longs débats, de proclamer la grève générale pour le 18 octobre.
Par l’entremise du Dr Mazza, Eva put visiter Juan Perón à l’hôpital ; celui-ci lui enjoignit de rester calme et de ne rien entreprendre de dangereux — raison supplémentaire d’admettre qu’Eva Perón ne joua aucun rôle déterminant dans les événements du 18 octobre.
Quelques jours plus tard, le 22 octobre 1945, Juan Perón épousa Eva à Junín, ainsi qu’il l’avait annoncé dans ses lettres. L’événement eut lieu dans l’intimité, à l’étude de notaire Ordiales, laquelle était hébergée dans une villa, qui existe encore, sise à l’angle des rues Arias et Quintana, dans le centre de la ville. Le secrétaire utilisé pour dresser l’acte de mariage civil est actuellement exposé au Musée historique de Junín. Les témoins étaient le frère d’Eva, Juan Duarte, et Domingo Mercante, ami de Juan Perón et péroniste de la première heure. À cause d’une tentative d’attentat contre Juan Perón, il fallut surseoir au mariage religieux ; celui-ci fut célébré le dix décembre, lors d’une cérémonie privée, suivie d’une réunion familiale restreinte, en l’église Saint-François-d’Assise de La Plata, choisie sur recommandation d’un frère franciscain de leurs amis et en raison d’une prédilection d’Eva pour l’ordre des Frères mineurs. Perón était déjà à ce moment-là candidat à la présidence de la République argentine, pays catholique où il était impensable qu’un homme politique vécût avec une femme sans être marié avec elle.
Parallèlement, Eva s’appliqua à faire disparaître discrètement les traces de sa carrière d’actrice, demandant notamment aux stations de radio de lui renvoyer ses photos publicitaires et empêchant la diffusion de son dernier film La pródiga.
Carrière politique
Eva Perón exerçant le pouvoir d’une manière qui apparaissait très personnelle et sur un mode affectif, il en a été abusivement déduit que son action n’était déterminée que par ses propres opinions et par les caractéristiques psychologiques de sa personnalité ; en réalité, elle œuvrait toujours dans le cadre politique et idéologique défini par Juan Perón.
Lors d’un rassemblement le 17 octobre 1951, Juan Perón lui-même, évoquant brièvement le rôle politique d’Evita au sein du péronisme, y distingua trois volets : sa relation avec les syndicats, sa fondation caritative, et son action auprès des femmes argentines.
1) Entretenant d’excellents contacts avec les dirigeants syndicaux, elle permit au péronisme de renforcer son emprise sur le monde ouvrier. Celui-ci en effet, témoin la persistance des grèves, n’était pas inconditionnellement acquis au régime ;
2) Par sa fondation caritative (au demeurant largement superflue, ses fonctions ayant pu être remplies par des institutions publiques idoines), elle avait mis en place, entre le dirigeant Juan Perón et le peuple, une interface propre à donner du péronisme un visage charnel, généreux, humain, ce dont une bureaucratie impersonnelle aurait été incapable. De même, elle usait dans ses discours d’un langage émotionnel et direct, au contraire du caractère plus abstrait du discours politique de Juan Perón. Eva figurait ainsi comme trait d’union entre le pouvoir péroniste et les descamisados — « parlant à Juan Perón au nom du peuple, et au peuple au nom de Juan Perón ».
3) la création du Parti péroniste féminin lui permit de mobiliser une majorité du nouvel électorat féminin en faveur de Juan Perón.
On peut y ajouter son rôle de prêtresse des grands rituels du régime péroniste et d’orchestrateur du culte de la personnalité de Juan Perón. Il n’était guère d’événement susceptible d’attirer l’attention du public (inauguration d’une piscine ou d’une usine, remises de médaille etc.) où Evita ne fût présente ; toute occasion de ce type était prétexte à la tenue d’un de ces rituels coutumiers du régime, qui s’accompagnaient immanquablement de force embrassades de bambins et de marques d’amour pour les descamisados et la patrie. Les deux principaux de ces rituels étaient la journée du premier mai et la célébration du 17 octobre, dans le cérémonial desquels Eva Perón occupait sa propre place.
Enfin, plus incidemment, elle s’attacha, par sa tournée européenne, à corriger la mauvaise image du péronisme à l’étranger.
Engagement dans la campagne électorale
Eva commença sa carrière politique en accompagnant, en qualité d’épouse, Juan Perón dans sa campagne électorale en vue des élections présidentielles du 24 février 1946. Leur tournée électorale les conduisit à Junín, Rosario, Mendoza et Córdoba. Juan Perón et sa suite portaient des vêtements ordinaires, orné de badges du nouveau mouvement, afin de prolétariser la vie politique argentine. Eva, sans jamais prononcer elle-même de discours, se tenait auprès de Juan Perón lorsque celui-ci faisait, d’une voix de plus en plus rauque, ses allocutions sur les réformes agraires qu’il projetait comme moyen de briser la puissance de l’oligarchie.
La participation d’Eva dans la campagne de Juan Perón représente une nouveauté dans l’histoire politique de l’Argentine. À cette époque en effet, les femmes étaient (excepté dans la province de San Juan) privées de droits politiques et les apparitions publiques des épouses de candidats à la présidentielle était très restreintes et ne devaient en principe présenter aucun caractère politique. Depuis le début du siècle, des groupes de féministes, parmi lesquelles s’étaient illustrées des personnalités telles que Alicia Moreau de Justo, Julieta Lanteri et Elvira Rawson de Dellepiane, avaient revendiqué en vain que les droits politiques fussent étendus aux femmes. En général, la culture machiste dominante considérait même comme un manque de féminité le fait pour une femme d’exprimer une opinion politique.
Eva fut la première épouse d’un candidat argentin à la présidence à marquer sa présence durant sa campagne et à l’accompagner lors de ses tournées électorales. Selon Pablo Vázquez, Perón proposait dès 1943 d’accorder le droit de vote aux femmes, mais l’Assemblée nationale des femmes (en esp. Asamblea Nacional de Mujeres), présidée par Victoria Ocampo, s’alliant de fait aux milieux conservateurs, s’opposa en 1945 à ce qu’une dictature octroyât le suffrage aux femmes ‒ fidèle à la formule : « Suffrage féminin, mais adopté par un Congrès élu à la suite d’un scrutin honnête » ‒ et le projet n’aboutit pas.
Le 8 février 1946, peu avant la fin de la campagne, le Centro Universitario Argentino, la Cruzada de la Mujer Argentina (Croisade de la femme argentine) et la Secretaría General Estudiantil organisèrent une réunion publique dans le stade Luna Park à Buenos Aires pour manifester le soutien des femmes à la candidature de Perón. Puisque Perón lui-même ne fut pas en état d’y assister lui-même, étant épuisé par la campagne, il fut annoncé que María Eva Duarte de Perón prendrait la parole à sa place — c’eût été la première fois qu’Evita aurait parlé lors d’un rassemblement politique. Cependant, l’occasion ne se réalisa pas, parce que le public réclama à haute voix la présence de Perón lui-même et empêcha Eva de prononcer son discours.
Eva ne put donc guère, durant cette première campagne électorale, sortir de son strict rôle d’épouse du candidat Perón. Toutefois, il était apparu clairement dès cet instant que son intention était de jouer un rôle politique autonome, nonobstant que les activités politiques fussent alors interdites aux femmes. La conception qu’elle-même se faisait de son rôle au sein du péronisme s’exprimera dans un discours prononcé par elle quelques années plus tard, le 1er mai 1949 :
« Je veux terminer avec une phrase qui est très à moi, et que je dis chaque fois à tous les descamisados de ma patrie, mais je ne veux pas que ce ne soit qu’une phrase de plus, mais que vous y voyiez le sentiment d’une femme au service des humbles et au service de tous ceux qui souffrent : « Je préfère être Evita, plutôt que d’être l’épouse du président, si cet Evita est dit pour apaiser quelque douleur en quelque foyer de ma patrie ». »
Débuts dans la politique
Le 24 février 1946 eurent lieu les élections, qui virent le triomphe de l’alliance Perón-Quijano, avec 54 % des voix. Entre la date de son élection et celle de son investiture le 4 juin 1946, Juan Perón prit un certain nombre de décisions, parmi lesquelles la nomination du frère d’Eva, Juan Duarte, comme son secrétaire privé. Cette nomination de Juan Duarte, qui n’avait aucune expérience politique et de qui des rumeurs disaient qu’il s’était enrichi sur le marché noir en 1945, n’eût jamais eu lieu sans l’intervention d’Eva, et permit à celle-ci d’exercer une certaine influence en décidant, par le biais de son frère, qui devait rencontrer son mari. Quelques concertations politiques eurent lieu dans la résidence secondaire des Perón à San Vicente, où le couple du reste frappait ses interlocuteurs par la simplicité de sa vie privée et le sans-façon de ses contacts, Eva notamment se souciant peu de l’étiquette vestimentaire. Lors de la cérémonie d’investiture, Eva portait une robe de soie qui laissait dénudée une épaule du côté où se tenait le cardinal, ce qui provoqua un scandale dans les cercles de l’oligarchie.
Au début, le travail politique d’Eva consista (outre une fonction purement représentative) à visiter des entreprises en compagnie de son mari, puis seule, et bientôt elle eut à sa disposition un bureau particulier, d’abord au ministère des Télécommunications, et ensuite dans le bâtiment du ministère du Travail, édifice auquel sa personne restera indissociable par la suite aux yeux de l’opinion populaire. Elle y recevait des gens du peuple venus lui solliciter certaines faveurs, comme l’admission à l’hôpital d’un enfant malade, ou l’octroi d’un logement à une famille, ou une aide financière. Elle se faisait assister par des personnes qui avaient auparavant travaillé au ministère avec Perón, en particulier Isabel Ernst, qui avait d’excellents contacts avec le monde syndical et prenait part à toutes les réunions avec des syndicalistes. Elle aidait les ouvriers à fonder des syndicats dans les entreprises où il n’y en avait pas encore, ou à en créer de nouveaux, d’obédience péroniste, là où seuls existaient des syndicats non agréés par le pouvoir, communistes ou autres, ou encore, en cas d’élections syndicales, apportait son soutien aux péronistes face aux anti-péronistes.
Juan Perón, en accordant ces libertés à sa femme, poursuivait des buts politiques précis. Les grèves ouvrières continuaient, et Eva devait, par son ascendant sur le peuple et les syndicats, aider Juan Perón à accroître son emprise sur le mouvement ouvrier. En outre, en couvrant son mari d’éloges spontanés et sincères, elle prenait à sa charge tout un pan de la propagande péroniste, que validaient ses origines populaires.
En réaction aux critiques de l’opposition sur le rôle politique exact d’Eva Perón, le gouvernement publia en décembre 1946 une déclaration indiquant qu’elle n’avait pas de secrétaire, mais un collaborateur ; que, sans faire partie à proprement parler du gouvernement, elle livrait une contribution active à la politique sociale de celui-ci en assumant le rôle d’émissaire du gouvernement auprès des descamisados.
Pour l’oligarche toutefois, son action s’expliquait par une volonté d’imiter ceux qui se trouvaient au-dessus d’elle dans la hiérarchie sociale, et par un désir de vengeance contre ceux qu’elle avait essayé d’égaler sans y parvenir. Son ressort résiderait tout entier dans la chaîne de causalité blessure d’amour propre suivi de vengeance, et d’envie suivie de rancœur.
Émancipation des femmes
Les historiens argentins sont unanimes à reconnaître le rôle décisif joué par Evita dans le processus d’acceptation de l’égalité entre hommes et femmes au regard des droits politiques et civils en Argentine. Lors de sa tournée européenne, elle usa, pour exprimer son point de vue sur cette question, de la formule suivante :
« Le présent siècle ne passera pas dans l’Histoire sous le nom de siècle de la désintégration atomique, mais avec un autre nom beaucoup plus significatif : siècle du féminisme victorieux. »
Elle prononça plusieurs discours en faveur du droit de vote des femmes et dans son journal, Democracia, parut une série d’articles exhortant les péronistes masculins à abandonner leurs préjugés contre les femmes. Pourtant elle ne s’intéressait que modérément aux aspects théoriques du féminisme et il était rare que dans ses allocutions elle abordât des questions concernant exclusivement les femmes, et même s’exprimait avec dédain sur le féminisme militant, dépeignant les féministes comme des femmes méprisables incapables de réaliser leur féminité. Néanmoins, beaucoup de femmes argentines, au départ indifférentes à ces questions, sont entrées en politique à cause d’Eva Perón.
Droit de vote des femmes
Le 27 février 1946, trois jours après les élections, Evita, âgée de 26 ans, prononça son premier discours politique lors d’une réunion publique convoquée pour remercier les femmes argentines de leur soutien à la candidature de Perón. À cette occasion, Evita exigea l’égalité de droits entre hommes et femmes, et en particulier le suffrage des femmes :
« La femme argentine a surmonté la période des tutelles civiles. La femme doit affermir son action, la femme doit voter. La femme, ressort moral de son foyer, doit tenir sa place dans le complexe engrenage social du peuple. C’est ce qu’exige une nécessité nouvelle de s’organiser en groupes plus étendus et plus conformes à notre temps. C’est en somme ce qu’exige la transformation du concept même de femme, à présent que le nombre de ses devoirs s’est accru de manière sacrificielle, sans que dans le même temps elle ait réclamé le moindre de ses droits. »
Le projet de loi prévoyant le droit de vote pour les femmes fut présenté aussitôt après l’entrée en fonction du nouveau gouvernement constitutionnel, le 1er mai 1946. Les préjugés conservateurs cependant firent obstacle à l’adoption de la loi, non seulement dans les partis d’opposition, mais aussi au sein des partis soutenant le péronisme. Sans désemparer, Evita fit pression sur les parlementaires pour qu’ils approuvassent la loi, jusqu’à finir par susciter leurs protestations par son immixtion.
Bien qu’il s’agît d’un texte très bref, en seulement trois articles, qui ne pouvait pas en pratique donner lieu à discussion, le sénat ne donna le 21 août 1946 qu’une sanction partielle du projet, et il fallut attendre plus d’un an encore pour que la chambre des députés adoptât, le 9 septembre 1947, la loi 13.010 portant égalité de droits politiques entre hommes et femmes et instituant le suffrage universel en Argentine. La loi 13.010 fut finalement approuvée à l’unanimité.
À la suite de l’adoption cette loi, Evita fit sur la chaîne nationale la déclaration suivante :
« Femmes de ma patrie, je viens de recevoir des mains du gouvernement de la nation la loi consacrant nos droits civiques, et je la reçois devant vous avec la certitude que je le fais au nom et en représentation de toutes les femmes argentines, sentant avec jubilation mes mains trembler au contact de cette consécration qui proclame la victoire. Ici, mes sœurs, se trouve résumée, dans la typographie serrée d’articles peu nombreux, une longue histoire de luttes, contrariétés et espérances, ce pourquoi cette loi est lourde de crispations d’indignation, d’ombres de péripéties hostiles, mais aussi du réveil joyeux d’aurores triomphales, et de ce présent triomphe, qui traduit la victoire de la femme sur les incompréhensions, les refus, et les intérêts établis des castes répudiées par notre réveil national (…). »
Le Parti péroniste féminin
En 1949, Eva Perón voulut renforcer encore l’influence politique des femmes en fondant, le 26 juillet au Théâtre national Cervantes de Buenos Aires, le Parti péroniste féminin (Partido Peronista Femenino, PPF), dont elle serait elle-même présidente. Dans le discours qu’elle prononça lors du congrès fondateur, elle fustigea avec véhémence l’injustice faite aux femmes qui travaillent, mais insista dans le même temps sur le précepte d’une fidélité totale et inconditionnelle à Juan Perón : notre mouvement, dit-elle, est théoriquement et idéologiquement inspiré des paroles de Perón ; être péroniste signifie, pour une femme, être fidèle et avoir une foi aveugle en Perón. Le PPF, qui était sans lien avec son pendant masculin, permit de faire surgir toute une génération de femmes loyales au péronisme. En 1952, le parti comptait 500000 membres et 3600 bureaux, et amena sur le nom de Juan Perón plus de 63% des suffrages féminins aux élections de 1951.
Le PPF était organisé autour d’unités féminines de base créées dans les quartiers et les villages et au sein des syndicats, canalisant ainsi l’activité militante directe des femmes.
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